Elles s’appellent Cléo, Betty et ont douze ou treize ans, la danse chevillée au corps et la tête pleines d’étoiles. Rien que la danse ! En contrepoint d’un quotidien banal et terne dans une banlieue « no hope ». Entrechats et arabesques les tiennent en équilibre au-dessus du bitume. La danse… Art parfait, école de l’exigence, défiant les lois de la pesanteur et de la vitesse, qui transforme ces toutes jeunes filles en bourreau de leur corps, sans faillir, jusqu’à l’épuisement. Ni douleur, ni plaisir n’ont de place dans ce monde où seule la perfection peut mener à la réussite. Tourner plus vite, sauter plus haut, port de bras et de tête royaux, servent à rejoindre le monde très fermé de l’exception.
« Toute l’année, Cloé s’était habituée à parler le langage de la danse classique comme on s’essaye à prendre l’accent d’une langue étrangère sans jamais l’avoir en bouche«
« Chavirer » de Lola Lafont, Actes Sude
Un conte de « sorcière » moderne
Elles en sont là Cléo et Betty, en lutte constante avec leur corps, elles n’entendent même plus les battements de leur cœur. Alors quand une jeune femme élégante et cultivée, Cathy, les approche et les fait exister pour ce qu’elles sont, de petites filles rêvant de s’envoler sur une scène d’opéra, elles acceptent bravaches la promesse d’un avenir meilleur, au gré d’une hypothétique bourse de la Fondation Galatée, mais aussi les cadeaux et le traquenard de dîners de vieux messieurs aux mains sales et baladeuses. La fée Cathy se transforme vite en sorcière quand elles résistent aux avances indignes, perverses et délictueuses.
Un roman tissé au fil de mémoires récalcitrantes
Il y a beaucoup de facettes dans ce conte de « sorcière « . Au travers de cette Fondation Galatée, du nom de cette statue, oeuvre de Pygmalion, dont il tombera amoureux, on lit la dénonciation de notre société, érotisante et prédatrice, pour qui la marchandisation du corps est si banal que de toute jeunes filles peuvent devenir la proie de vieux (ou pas) dégueulasses ; on s’émeut de leur naïveté et candeur au nom d’une volonté de s’en sortir coûte que coûte; on ressent la culpabilité qui s’en suit, tatouée dans leurs muscles et tendons; leurs mâchoires serrées et le silence qui tue jusqu’au début de soulagement de la parole collective « mitou ».
Lola Lafon démonte tous les rouages de ces entreprises de destructions. La chasse, la séduction, la capture et l’aliénation, le tout dans l’aveuglement le plus complet de l’entourage. Cela donne dans le fond un livre engagé, déterminé et nuancé ! N’en déplaise aux esprits chagrins qui s’agaceraient qu’on puisse trouver ici matière à littérature. Le courage de l’écrivaine est aussi d’appuyer là où l’époque fait mal. Et rien ne lui échappe. Cela donne dans la forme une mémoire convoquée sous forme de kaléidoscope.
Lola Lafon écrit comme si elle construisait un collage de mémoires, les traces mnésiques de ses personnages forme un roman en patchwork . Elle y décrit l’adolescence, dans ses grandeurs et déchéances, dans le même ton que « La petite communiste qui ne souriait jamais ». Elle mène l’enquête avec la même exigence et impartialité que dans « Mercy, Mary, Patty » ; elle parle d’amour et de jeunesse avec toute la tendresse de « Nous sommes les oiseaux de la tempête qui s’annonce ». Lola Lafon est féministe et une autrice qui compte ! Un beau démarrage pour cette rentrée 2020 !